Le banc

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Le jour se lève à peine. Sous les branches d’un grand cèdre, il est là, encore endormi. Lui, le banc, avec son copain l’arbre. Ils sont plantés dans le même sol, dans une grande cour clôturée sur trois côtés par des murs de béton gris et par un grand immeuble de ciment sur le quatrième. Aucun aménagement floral, juste une vague pelouse et de la terre battue. Tous deux enfermés dans le même enclos, ils me font penser à des prisonniers silencieux, immobiles pour l’éternité.

Chaque fois que je pénètre ici je suis accueilli par l’espace, le vide et le silence. Les seules choses qui accrochent le regard sont le puissant tronc du cèdre et ce banc vide qui exprime la mélancolie. J’éprouve en le voyant une curieuse sensation d’abandon, comme si jamais aucun postérieur ne s’était posé sur cette surface de ciment. En général j’apprécie les zones de silence et la solitude mais, dans ce cas, c’est un malaise qui s’exprime, quelque chose de triste et douloureux. Ce banc exhale un parfum de solitude et de détresse. Je ne parviens pas à imaginer quelqu’un assis là à l’ombre du cèdre, même quand le soleil brille. Pourquoi ? Question qui restera sans réponse, certainement, c’est sans doute mieux ainsi, l’inconnu favorise l’imagination, la poésie, le rêve, le mystère…

Je regarde le tronc plus que centenaire du cèdre, il est impressionnant. J’estime son âge à environ cent-cinquante ans d’après la circonférence de son tronc et le souvenir d’une photo du premier cèdre du Liban planté en France en mille-sept-cent-trente-quatre, qui, je crois, existe toujours au jardin des plantes à Paris.

Sous ses longs bras étendus le siège de ciment, tout gris, tout seul, tout triste semble attendre, désirer même, qu’enfin une personne daigne profiter de son hospitalité. Vaine attente, il le sait, en souffre silencieusement. Comment pourrait-il en être autrement les bancs ne sont pas dotés de la parole. Celui-ci, pourtant s’exprime, mon esprit entend son désespoir, sa frustration. Recevoir des postérieurs est son unique fonction, sa raison d’être, mais lui, même les chats l’ignorent. Il est comme un homme auquel personne ne ferait attention, à qui nul n’adresserait la parole, ni un salut, ni même un simple regard. Un homme inutile pour tous et pour lui-même.

Je crois qu’on ne remarque ce pauvre siège que parce qu’il est le faire-valoir du grand arbre et que son inutilité, sa triste apparence et son humilité forcée en magnifie la beauté et la puissance. Bizarrement c’est le banc que j’ai remarqué en premier, enfin non, pas le siège lui-même, mais plutôt sa souffrance. Oui, c’est cela qui m’a interpellé dès que j’ai poussé la porte de fer qui ferme cette cour. Je me souviens, d’abord l’arbre, inévitable, le banc et aussitôt ce léger malaise évoqué plus haut. Soudainement une vaste mélancolie emplissait l’atmosphère. C’était comme une longue plainte silencieuse, un gémissement infini dont la source improbable était ce triste siège gris et froid. Je me suis arrêté, un peu incrédule, pour observer, ressentir, m’interroger, mais le doute n’était pas permis, ce banc pleurait. Comme d’habitude le temps me manquait, j’ai fait ce pourquoi j’étais venu et j’ai repris ma route. Depuis, je passe ici chaque fin de nuit pour mon travail. Toujours je me fais la promesse que demain je m’assiérai dessus, rien qu’un instant, mais je repars sans le faire. Allez, promis, demain je m’assoie.